Texte provenant des Mémoires des
Souvenirs de la Marquise de Créquy.
Revenons, pour achever mon premier chapitre du Chevalier de Saint-Georges, sur un rare et curieux présent qu'il me fit remettre par le Maréchal d'Écosse, et qui consistait dans un Noble-à-la-Rose.
Ces pièces de monnaie, qui paraissent de facture gothique, sont précisément de la grandeur d'un double-louis, avec moitié moins d'épaisseur et de poids. Elles représentent un chevalier qui est armé de toutes pièces, et qui tient une rose à la main. Le revers en est chargé d'une croix fleuronnée ; et, quoi qu'en aient dit les dissertateurs et les antiquaires hollandais, qui se disputent depuis trois cents ans sur une chose qu'ils n'ont jamais vue, vous pouvez être assuré qu'il ne s'y trouve aucun millésime, ni aucune sorte d'inscription. Ces pièces ont parfaitement la couleur, le poids et la densité de l'or de ducat. Elles marquent sur la pierre de touche ainsi que l'or le plus pur et celui d'Ophyr, par exemple, et si vous les rompez, il en est pour la tranche absolument comme pour la superficie de la pièce. On a toujours dit que ces médailles étaient d'or philosophique, et quant à l'origine ou la date de ce produit du grand-oeuvre, dont les héritiers de la Rose de Lancastre ne sont pas restés en possession, ou a publié des choses tellement contradictoires, que je n'en parlerai point. Il est plus facile de s'abstenir que de se contenir, disait notre ami Fontenelle.
Toujours est-il que mon Noble-à-la-Rose avait donné dans l'oeil de Mme d'Urfé qui était la plus opiniâtre des alchimistes et la plus déterminée souffleuse de son temps. J'aurai l'occasion de vous reparler d'elle à propos du Comte de Saint-Germain, de Cagliostro et d'un misérable Chevalier Casanova, dont elle était l'adepte, et par conséquent la dupe. Je vous dirai préliminairement, sur Mme la marquise d'Urfé, qu'elle était fille du Marquis de Gontaut-Biron. Je crois me souvenir qu'elle appelait Reine-Claude, et ceci n'importe guère. Son mari, qu'elle avait épousé très-vieux, était le dernier descendant et le riche héritier du fameux Honoré, Marquis d'Urfé, à qui nous devons la composition de cet interminable roman de l'Astrée. Il avait d'abord épousé la belle et célèbre Diane de Château-Morand, qui était la femme de son frère aîné, et du vivant de celui-ci, lequel frère avait trouvé bon de planter là sa femme pour aller se faire ecclésiastique ; ce qui faisait dire au Pape Urbain VIII, qui n'entendait parler que des marquis d'Urfé pour des sollicitations de dispenses, qu'ils auraient eu besoin, pour eux deux tout seuls, d'une chancellerie pontificale et d'un Pape tout entier. Leur grand'mère était de la maison de Savoie, et ils avaient ajouté le nom impérial de Lascaris à celui de leur maison ; je n'ai jamais pu savoir en l'honneur de quel saint.
Mme d'Urfé, qui était notre parente, avait monté la tête à la Comtesse de Breteuil à l'effet d'obtenir de moi l'échange de ma pièce d'or philosophique contre un reliquaire admirablement garni de pierreries, ce qui se voyait parfaitement bien ; mais il était rempli, disait-elle, d'une précieuse collection des plus saintes reliques et des plus authentiques, ce dont je m'obstinais toujours à vouloir douter. Comme il était question de fondre ma pièce au creuset pour en indure la réalité du grand-oeuvre, je finis par me trouver en but à une persécution générale ; il n'y avait pas jusqu'à ma grand'mère qui ne voulût savoir à quoi s'en tenir sur la pierre philosophale. Je m'en fatiguai ; je lâchai prise, et voici le résultat de notre expérience, où vint présider M. van Nyvelt, le physicien.
En décomposant mon Noble-à-la-Rose, on y reconnut seulement une vingtième partie d'or, un quart de mercure, un scrupule de fer, un autre quart de cuivre, un huitième d'étain ; et, pour le surplus, un mélange de sels à base neutre, nous dit van Nyvelt, lesquels se cristallisèrent en prismes pentagones, à la grande satisfaction de la Marquise d'Urfé. — C'est une femme perdue, nous dit ma tante la Baronne ; elle en a la tête à l'envers, et tout son bien s'en ira par le soufflet. Voilà ce qui n'a pas manqué d'arriver, grâce à la munificence du Chevalier de Saint-Georges, et surtout grâce à l'avidité du Chevalier Casanova.