Lorsque
Sehfeld, après une absence de huit ou dix années à l'étranger, revint en
Autriche, il choisit comme lieu de séjour la petite localité de Rodaun, à deux
heures de Vienne, afin d'y vivre dans le calme et d'y faire de l'or. Ce village
de Rodaun est dans un site très riant et possède une source thermale, qui
jaillit froide et que l'on doit chauffer pour s'y baigner, comme c'est le cas
pour les bains de Lauch et d'autres stations thermales. On y a construit un
grand établissement thermal pour ceux qui veulent prendre des bains, et le
bâtiment se trouve dans un agréable vallon. C'est cette demeure que choisit
Sehfeld pour y faire son séjour. Son propriétaire s'appelait Friedrich, et
comme il cumulait la gérance de l'établissement et la surveillance des bains,
on l'appelait le maître baigneur. Il avait une femme et trois filles adultes,
et toute la famille jouissait d'une excellente réputation aux alentours.
Quand
Sehfeld eut pris les eaux à cet endroit, qu'il y eut séjourné quelques
semaines, il s'y plut fort. Se
confiant
alors au maître baigneur Friedrich, il s'en acquit à la fois la considération
et la reconnaissance lorsqu'en sa présence il transmua une livre d'étain en or
pur, que Friedrich alla lui-même porter à la Monnaie où, après l'avoir soumis à
l'essai, on lui confirma que c'était de l'or le plus fin qu'on lui acheta
séance tenante. Sehfeld déclara au maître baigneur qu'il voulait séjourner chez
lui, que son hôte en tirerait de grands avantages pourvu seulement qu'il gardât
le secret et qu'il lui procurât discrètement des creusets et autres ustensiles
chimiques. Comme on peut penser, un tel pensionnaire ne fut pas congédié.
Toute
la famille considéra la présence de cet homme dans sa demeure comme une chance
insigne, d'autant plus que la mère et les filles furent bientôt témoins des
transmutations d'étain en or. Toutefois et peut-être parce qu'il est impossible
à l'homme ordinaire de taire un bonheur extraordinaire, les femmes de cette
famille se vantèrent probablement de leur chance à de bonnes amies, et ces
confidences furent à l'origine de tous les événements ultérieurs.
Une
rumeur se propagea à Rodaun. On disait que la police projetait de se saisir de
Sehfeld. Comme cela fut répété à la famille du maître baigneur, le danger
d'arrestation à laquelle les autorités ne songeaient sans doute aucunement, et
la menace grossie par de nombreuses personnes finit par inquiéter Sehfeld, qui
se préoccupa de sa sécurité. Cependant, comme il se plaisait fort en cette
demeure, et qu'il lui coûtait beaucoup de la quitter, il résolut de faire
demander, par l'entremise de tierces personnes, un sauf conduit à Sa Majesté
l'Empereur. Dans sa requête, il déclarait qu'il s'occupait à la préparation de
colorants artificiels de grande valeur, de médicaments coûteux destinés à
l'exportation, qui lui fournissaient de gros revenus, mais que, désirant vivre
dans le calme et ne pas être importuné par les conséquences de fausses rumeurs,
il désirait obtenir la protection des autorités moyennant une forte redevance
annuelle qu'il offrait de verser régulièrement. Je n'ai pu connaître exactement
le montant de la redevance qu'il se proposait de payer. Certains hauts
fonctionnaires dignes de créances et encore vivants m'ont déclaré qu'il avait
promis de verser mensuellement 30.000 florins et qu'effectivement il les avait
ponctuellement réglés tant qu'on l'avait laissé tranquille. Toutefois, d'autres
personnes également dignes de confiance ont affirmé qu'il n'avait promis que
30.000 florins par an et qu'il les réglait par mensualités. La famille
Friedrich ne put me fournir aucune confirmation à ce sujet quoiqu'elle m'ait
raconté très minutieusement toutes les circonstances de l'affaire. Sehfeld leur
avait en effet seulement montré le sauf conduit sans leur en lire les
stipulations, et ajoutant que désormais il n'avait plus rien à craindre. Il est
probable que sa confiance envers la famille Friedrich commençait à diminuer et
qu'il se rendait compte qu'il l'avait assez mal placée.
Quoiqu'il
en soit, Sehfeld vécut quelques mois en toute quiétude en cet agréable site, et
y fit beaucoup d'or. Il opérait ses transmutations au moins deux fois par
semaine, et la femme de Friedrich, à présent veuve, qui me l'a raconté, était
chaque fois présentes avec ses filles. Il utilisait toujours de l'étain comme
métal à transmuer. Ces femmes m'ont raconté que lorsque l'étain se trouvait
fondu, Sehfeld projetait une poudre rouge dessus. Une écume d'une couleur irisée
se formait alors à la surface du bain et atteignait la hauteur de la main.
Cette effervescence durait environ un quart d'heure, et durant tout ce temps le
métal était le siège d'une agitation intense. Puis l'écume se déposait, tout
redevenait tranquille et c'était alors de l'or le plus pur.
Ces
gens se faisaient toutes sortes d'idées à propos de Sehfeld. Ils s'étaient
figuré qu'il avait connaissance de ce qui se passait durant son absence, et
aussi que la transmutation ne s'opérait que sous l'influence de sa volonté
propre. Il leur avait en effet donné un peu de sa poudre tingeante, comme un
puissant remède en cas de maladie grave. Mais ils étaient bien trop curieux
pour ne pas vouloir en essayer le pouvoir transmutatoire.
Un jour
qu'il était allé à Vienne, ils résolurent de faire de l'or en son absence. Ils
mirent de l'étain à fondre et projetèrent de leur poudre dessus, mais elle
resta à la surface du bain sans le pénétrer et sans causer ni écume
ni transmutation. Malgré tous les soins qu'ils prirent pour effacer les
traces de leur tentative, Sehfeld s'aperçut pourtant dès son retour qu'en son
absence on avait travaillé dans le local où il avait ses instruments. On le lui
avoua et il parut se rendre aux instantes prières qu'on lui adressait de savoir
accomplir la transmutation en son absence. On fit alors fondre de l'étain et il
demeura dans une pièce voisine. Au début, la poudre ne voulait pas pénétrer et
on alla l'en informer. Il sourit et leur dit de retourner voir, et qu'alors la
transmutation s'accomplirait.. A peine avaient ils franchi le seuil du local
que le champignon se manifesta, et la transmutation concomitante. C'est cette
circonstance qui était à l'origine de leurs idées au sujet de ses pouvoirs. Ils
étaient cependant bien éloignés de le prendre pour un sorcier. Sans doute
avait-il, avant son départ pour Vienne, fait certaines marques à ses ustensiles
dans le but de reconnaître si on s'en était servi durant son absence. Quant à
ce que la poudre n'avait point d'ingrès pendant qu'il était absent ou dans la
pièce voisine, cela s'explique aisément par le fait qu'il ne leur avait pas
donné celle avec laquelle il effectuait ses transmutations, et qu'à son retour
il avait discrètement mêlé cette dernière à l'autre, ce qui explique aussi le délai
de son action, calculé pour coïncider avec celui de sa réapparition dans la
pièce.
La
quiétude dont Sehfeld jouissait en cet endroit ne dura que quelques mois. Ses
ennemis travaillaient secrètement à sa perte, et s'y prirent si bien qu'ils
parvinrent à réaliser leurs desseins. De toute façon, l'attention était à
présent attirée sur Sehfeld, et ce n'étaient pas les grandes quantités d'or
qu'il vendait à la Monnaie ou aux Juifs qui pouvaient la faire diminuer. Au
moment où il s'y attendait le moins, l'établissement de bains fut cerné de nuit
par un détachement de gendarmerie appelé la Rumorwacht, venu de Vienne. Sehfeld
fut arrêté et emmené.
La
famille Friedrich m'a affirmé qu'au moment de son arrestation, il avait huit
livres d'or en sa possession. Cependant, comme le Procès-Verbal de son
arrestation est muet sur ce point, on peut conjecturer que cet or lui fut
dérobé en cours de route par les valets de l'escorte, à moins que Sehfeld n'ait
jugé plus opportun de s'en débarrasser discrètement durant le trajet. On
l'interrogea tant sur ses agissements passés et sur l'abus de confiance dont il
était accusé par ses bailleurs de fonds que sur ses activités présentes. Des
personnages très hauts placés dans l'Administration m'ont assuré qu'on l'avait
fort maltraité durant sa captivité à Vienne, qu'on l'aurait même inhumainement
frappé afin de lui extorquer son secret, et qu'il avait alors clamé qu'on
pourrait lui couper la tête, voire même lui ôter la vie après mille martyres,
mais qu'il ne dirait rien.
Cependant,
quelque soit le crédit dont jouissent ceux qui relatent ces choses, elles
apparaissent bien peu vraisemblables, surtout lorsque l'on connaît Monsieur de
Managetta, connu pour son respect de la légalité, qui n'eût point toléré de
pareils procédés, et dont il est très improbable qu'ils aient peu être
perpétrés à son insu. Au reste, d'autres personnes m'ont affirmé que Sehfeld ne
fut soumis à aucun autre traitement que celui prévu par la loi et les
règlements en usage à Vienne.
L'instruction
de l'affaire ne fut d'ailleurs menée que sur la base des tromperies dont
Sehfeld était accusé par ses différents bailleurs de fonds en leur promettant
de faire de l'or, et les grands dommages pécuniaires qu'il leur aurait causé à
cette occasion. La conclusion fut qu'il n'était effectivement qu'un imposteur
et que son activité actuelle n'était que la préparation d'autres escroqueries
futures.
C'est
ainsi que fut dépeint Sehfeld dans le rapport qui fut soumis à son Altesse
Impériale, à la suite de quoi Sehfeld fut condamné à l'exil et à la détention
perpétuelle dans la forteresse de Temesvar, sentence qui fut immédiatement
appliquée. Si dur qu'eût du être le séjour de Sehfeld en cet endroit, il y
trouva cependant un allègement inespéré à son sort. Monsieur le Général Baron
Von Engelshofen, commandant de la forteresse de Temesvar, ayant eu quelques
entretiens avec son prisonnier, ce dernier sut lui présenter son cas sous un
jour si favorable et si convaincant à l'égard de son innocence, que ce grand
personnage conçut une opinion favorable à son sujet et fut enclin à le croire
victime d'une erreur judiciaire.
Ayant
enquêté personnellement en écrivant à Vienne, il reçut des réponses attestant
que l'on avait été beaucoup trop sévère pour Sehfeld, et que ce dernier était
probablement victime d'une cabale. Le général baron se montra alors extrêmement
bienveillant envers son prisonnier, et l'exempta de corvée. Bref, il lui rendit
le séjour à Temesvar aussi agréable qu'il pouvait l'être à une personne privée
de sa liberté.
Au bout
d'une année, le Général Baron Von Engelshofen fit même davantage. Ayant été
mandé à Vienne pour affaires de service, il mit ce déplacement à profit pour
représenter à S.A.I. en personne, et de façon la plus convaincante, l'innocence
probable de son prisonnier. Quoique Son Altesse Impériale ne fût pas encore
entièrement convaincue, son attention fut cependant attirée de nouveau sur la
personne de Sehfeld, et lorsqu'à la même époque, les circonstances d'une chasse
au sanglier l'amenèrent dans les forêts de Rodaun, l'affaire lui revint à
l'esprit et elle fit mander le maître baigneur Friedrich. Lorsque ce dernier se
présenta, on lui fit raconter toutes les circonstances du séjour de Sehfeld en
sa demeure, avec les moindres détails de ce qu'il pouvait savoir à son sujet.
C'est ce qu'il fit avec la franchise et la spontanéité qui sont la marque de la
véracité. Il décrivit les moindres circonstances des multiples occasions au
cours desquelles il avait assisté, ainsi que sa famille, aux transmutations
opérées par son hôte. Quand il eut terminé son récit, S.M.I. ne cacha pas son
scepticisme sur le fait que Sehfeld était capable de faire de l'or, et que sans
doute Friedrich se trompait.
Alors
le maître baigneur fit cette sortie : « Votre Majesté, quand le bon Dieu en
personne descendrait du ciel pour me dire : tu te trompes, Sehfeld ne peut
point faire d'or, je lui répondrais : Seigneur Dieu, c'est pourtant la vérité,
et j'en suis aussi convaincu que du fait que Vous m'avez créé. Je tiens cette
anecdote d'un chevalier qui, depuis le début jusqu'à la fin était témoin de
l'entretien. La conviction de Friedrich, dont la figure ouverte et franche
respirait la sincérité, et qui, d'autre part, était réputé comme un homme de
bien, d'une excellente réputation, inclinèrent sans doute Sa Majesté à
concevoir une meilleur opinion de Sehfeld. Si l'Ernpereur ne crut peut être pas
tout, il conjectura néamoins que Sehfeld avait sans doute de précieuses
connaissance en chimie, et qu'il était de cette sorte de gens dont le savoir
faire et l'expérience pouvaient procurer de nombreux avantages à un Prince
amateur de curiosités naturelles comme l'était François Ier d'Autriche. Il fut
décidé de libérer Sehfeld de sa forteresse et de lui faire savoir que Sa
Majesté désirait qu'il effectuât des travaux chimiques pour son compte.
On ne
chercherait nullement à restreindre sa liberté de mouvements, on lui fournirait
tout ce qu'il pourrait désirer, il serait même libre de voyager où bon lui
semblerait, mais il devait accepter la compagnie continuelle de deux officiers
de la garde, lorrains de naissance, qui consigneraient en outre par écrit le
compte rendu de ses travaux pour Sa Majesté. Sehfeld accepta ces conditions. On
choisit pour l'accompagner deux officiers, lorrains de naissance, qui non
seulement s'étaient distingués dès leur plus jeune âge pour leur zèle au
service de Sa Majesté Impériale, mais dont, en outre, la famille était depuis
longtemps connue pour son attachement indéfectible à la Maison de Lorraine. Bref,
on les choisit parmi les plus sûrs que l'on pût trouver. De leur côté, ils
eurent à l'égard de Sehfeld l'attitude qui avait été stipulée. Sehfeld ne fut
gêné en rien. Il put voyager, faire ce que bon lui semblait, pourvu seulement
que ses deux compagons fussent continuellement avec lui. Il profita
effectivement de sa quasi-liberté pour entreprendre divers voyages d'agrément,
sans pour cela délaisser ses recherches et ses travaux passés. Il effectua
diverses expériences qui satisfirent grandement Sa Majesté Impériale.
Mais
avant que personne s'en fut avisé, il disparut définitivement un jour avec ses
deux compagnons. Comme cela s'était déjà produit à plusieurs reprises, il se
rendit avec eux à l'étranger, sans que personne sût le lieu de leur séjour ou
leur itinéraire, car Sehfeld était considéré comme un homme entièrement libre,
et d'autre part les deux officiers n'étaient tenus de rendre compte compte de
leurs faits et gestes à personne d'autre qu'à l'Empereur lui-même. On se rendit
même pas compte du fait que l'on avait vu Sehfeld et les deux officiers pour
obtenir la dernière fois. Quand on s'en avisa, il était trop tard pour le
moindre renseignement ou le plus petit indice relatif à la direction qu'ils
avaient prise. Bref, toutes les enquêtes faites pour retrouver leurs traces
demeurèrent vaines, ainsi que pour connaître la contrée où ils s'étaient
réfugiés, Pays-Bas, Suisse ou Grande-Bretagne ?
Beaucoup
de gens sensés ont regardé cette défaillance des deux officiers comme la plus
grande présomption du fait que Sehfeld a vraiment su faire de l'or, qu'il en a
fait la preuve devant les deux officiers et qu'il leur a communiqué son secret.
Mais il est vraiment difficile d'admettre que deux hommes réfléchis comme ils
l'étaient, et qui par ailleurs avaient fourni tant de témoignages de zèle et de
fidélité se soient laissés entraîner à échanger une situation déjà fort
enviable, qui promettait même de le devenir davantage, du fait de la confiance
et de la faveur que leur témoignait S.A.I., contre l'attrait insensé d'un
destin pareil à celui de Sehfeld.
Ici
prend fin la relation proprement dite de Von Justi.
Il est
nullement exclu que Sehfeld n'ait ultérieurement accédé à l'état supérieur de
philosophie adepte, par les étapes d'une destinée mouvementée, et dans une
progression similaire à celle que M. E. Canseliet évoque dans ses Opinions et Controverses
alchimiques du N°53 de la
présente revue, attirant l'attention sur certains textes que l'on n'avait pas
jusqu'ici songé à mettre en valeur à propos d'Alexandre Seton et de son
disciple Sendivogius.
Cette
hypothèse, relativement à Sehfeld, nous semble en tout cas corrélative de celle
que formule Schmieder, voulant reconnaître notre héros dans la personne de
l'itinérant inconnu qui se manifesta quelques années après la présente
histoire, la première fois à Amsterdam, et la seconde à Halle, en faisant
cadeau d'un échantillon de sa poudre de projection à un laborantin de pharmacie
et disparaissant aussitôt après.
On peut
toutefois regretter que Schmieder n'ait pas, semble-t-il, tenté de rechercher
dans les archives autrichiennes, au moins le dossier de l'inculpation et de
l'arrestation de Sehfeld, que les années écoulées auraient permis de consulter
aisément, comme ce fut le cas en France pour celui de Vinache (1 - Avec cette
différence importante, toutefois, que Vinache, malgré l'existence à la
Bibliothèque Nationale de l'intéressant manuscrit n° 4039 (ancien fond) Extrait du M. S. du Sieur
Vinache, trouvé après sa mort, n'était pas, pensons-nous, un hermétiste
– il ne semble jamais avoir accompli de transmutation – mais un trafiquant d'or
dépassé par l'ampleur de ses activités, qui se suicida en prison par
affolement, à l'idée qu'on le soumît à la question jusqu'à ce qu'il révélât un
procédé de chrysopée qu'il eût été bien en peine de fournir.), dont l'aventure
présente plusieurs points communs avec celle qui fait l'objet du présent
article. Peut être ce dossier existe-t-il encore, et nous signalons cette
recherche à ceux qui seront mieux placés que nous-même pour l'entreprendre.
Mais
que sont devenus les comptes-rendus adressés à l'Empereur par les gardiens de
Sehfeld sur les expériences et les travaux qui, selon Von Justi, satisfirent
tant le souverain ? Ils font sans doute partie de ces archives, ultra-secrètes
pendant une certaine période, puis moins jalousement gardées, finalement
complètement oubliées, et dont l'exhumation et la redécouverte est une si
grande joie pour l'historien, le philosophe ou simplement le curieux.